Le Fou de Gascogne (extraits)


ACTE I

Scène I


Dans une salle de séjour dans une maison d’un village gersois. Une grande table sur laquelle repose un pot de fleurs. Des chaises, un fauteuil, un divan dans un coin. Une grosse armoire, un buffet. Sur une tablette, un poste de radio et près du poste de radio, une étagère remplie de livres.

Il doit être vers les sept heures du soir.

La mère et le fils lisent


Jeanne : Ce fut une bien belle journée de printemps, le soleil a tapé comme un sauvage. Il va falloir déjà que je pense à arroser le jardin, les légumes commencent à devenir flasques et à crier de soif.

Christian : A arroser, déjà, ! maman mais tu es folle. Il y a encore presque deux mois à courir jusqu’à l’été.

Jeanne : Heureusement que ton père ne travaille pas en plein soleil. Ce serait une catastrophe. Le soleil, quel soleil du tonnerre nous avons eu !

Christian : Pourquoi une catastrophe ?

Jeanne : Tiens, pourvu qu’il n’ait pas fait d’esclandre dans le bureau d’assurance, qu’au lieu de remplir des fiches et de demander aux clients leur date de naissance ou leur numéro de voiture, il ne leur ait pas parlé du soleil, de la lune, des petits oiseaux

Christian : Je ne vois pas pourquoi il ne parlerait pas d’oiseaux. Les oiseaux, les oiseaux, c’est poétique.

Jeanne (doucement) : Tu ne te rends pas compte. Est-ce qu’un employé dans un bureau d’assurance parle d’oiseaux ? Ce serait le monde à l’envers. Tu sais, ton père me donne des inquiétudes, tu as entendu hier soir la conversation qu’il nous a tenue pendant le souper ?

Christian : Ce n’était qu’une crise passagère.

Jeanne (paraissant parler à elle-même) : Non, il y a longtemps que je craignais ce jour. De le voir toujours plongé dans ses livres, je me doutais bien qu’un jour, il en sortirait quelque chose et quelque chose pas forcément joli.

Christian : Oh ! celle-là ! Quand tu auras fini de trimballer des idées noires. Écoute, on dirait qu’il était fou, bon pour l’asile… ( léger silence).Dis, elle n’est pas encore rentrée, Gisèle ?

Jeanne :Bon pour l’asile. tu n’es peut-être pas si loin de la vérité.

Christian : Je te demande. Est-ce qu’elle est rentrée, Gisèle ?

Jeanne : Tu le vois très bien qu’elle n’est pas encore la, ce n’est pas ta sœur que j’attends, c’est ton père, je me demande comment il va nous arriver … Tiens, je viens d’entendre claquer la porte du couloir. Quand on parle du loup …


Scène II


Gisèle : Bonjour tout le monde, j’ai passé une excellente journée. Il n’y a pas eu beaucoup de villageoises à coiffer aujourd’hui chez madame Ducasse, pas trop de bigoudis, pas trop de mises en plis.

(Elle va vers une glace et s’y admire)

Christian : Quelle fainéante, celle-là, elle ne peut pas se lécher et coquette avec ça, regardez-la se pomponner à la glace ! .

Gisèle : Qui m’en empêche … Vous savez qui vient nous voir ce soir ? Mon fiancé ! Il va m’emmener au cinéma (elle se retourne) Eh! bien, maman, tu n’es pas contente ? Qu’est-ce que tu as ? ( elle continue à se pomponner)

Christian : Oh! ce n’est pas grave. Elle n’est pas dans son assiette. Elle rumine en ce moment. On dirait que le ciel lui est tombé sur la tête.

Jeanne : Tais-toi, veux-tu ! (Se tournant vers sa fille) Gisèle, tu n’as pas vu ton père arriver ?

Gisèle : Non, pourquoi ?

Jeanne : Maintenant, n’en parlons plus.

Christian : Mais enfin, maman, tu es ridicule. On dirait que tu avais le pressentiment de quelque chose de terrible. Remarque, pour ce genre de choses, tu t’y entends. Tu vois toujours tout en noir. Quand j’avais 12 ans, je n’avais pas encore le droit d’aller jouer au rugby sur le terrain des arènes, je n’avais pas le droit d’aller à Réchac à bicyclette à 3 km de peur que je me fasse écraser. Tu penses bien qu’avec la circulation qu’il y a dans le secteur, on ne risque pas de s’étouffer. Ce n’est pas comme à Paris.

Gisèle (ironique) Eh ! Tu y es allé à Paris ?

Christian : Non et je ne veux pas y mettre les pieds.

Gisèle : Et pourquoi ?

Christian : Ici, j’ai les copains. On peut boire autant de verres de Pernod qu’à Paris et en plus, on a de l’Armagnac, du pâté de campagne, du saucisson maison, du foie gras. On peut se taper sur la figure en jouant au rugby. Ce n’est pas beau, tout ça ? Et comme plombier, je gagne bien ma vie.

Gisèle : Mais Paris ce doit être bien. Tous ces magasins, la tour Eiffel, les Champs-Élysées…La Parisienne, Mme Gontrand qui vient en vacances tous les étés, elle m’en a raconté des choses sur la capitale, sur la vie parisienne.

Christian : Pourquoi vient-elle en vacances ici, alors, si son Paris avec tous ses feux rouges et ses fumées d’usine, si ça lui plaît tant que ça ?

Gisèle (se retourne) : Je ne veux pas t’écouter.

Christian : Moi, je vais te dire pourquoi elle vient ! Pour prendre de l’oxygène car elle en a bien besoin tellement elle doit avoir les poumons pleins de cochonneries.

Gisèle : Maman, mon fiancé vient ce soir .Tu lui prépareras un petit quelque chose.

Christian : Oui, ton fiancé entre nous, c’est un grand escogriffe. Il a des jambes comme des roseaux. Un coup de vent d’autan et pschitt ! le voilà envolé. On dirait qu’il a des échasses de berger landais.

Gisèle : Maman, tu entends. Dire que c’est mon frère !

Jeanne  (pensive) : Oui, je t’écoute…. Il ne devrait pas tarder maintenant. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. J’entends quelqu’un qui vient.


Scène III


Mme Lafeuillade, la laitière, entre avec deux bouteilles de lait

Jeanne : Ah ! C’est vous. La casserole est prête. Elle se lève et accompagne Mme Lafeuillade. Les deux femmes disparaissent par une porte qui est celle de la cuisine.

Gisèle : Tu ne la trouves pas drôle, maman, ce soir. Elle n’a pas la parole facile.

Christian : Je crois que c’est à cause de papa. Où est le Miroir du Rugby ? Je n’arrive jamais à mettre la main dessus.

Gisèle : Il est là devant le bout de ton nez. Tu as les yeux dans la poche. (Léger silence, chacun lisant)

La laitière et Jeanne réapparaissent dans la salle de séjour. Elles s’approchent de la porte, tout en continuant à discuter.

Jeanne : Vous n’avez pas entendu sonner aux morts, après l’angélus ? Il me semble avoir entendu en ramassant le linge au jardin

Mme Lafeuillade : Ah! oui, c’est une vieille dame de l’hospice, la vieille Mme Tuzaguet. La pauvre, elle était bien vieille, elle avait vécu un moment près de chez Labat, le pâtissier.

Jeanne : Près de chez Labat, je ne savais pas qu’elle avait vécu du côté de chez Labat. C’est quand l’enterrement ?

Mme Lafeuillade : Sans doute après demain matin, je suppose.

Jeanne : Enfin, elle, ce n’est pas un accident, comme le petit Labatut en bas de la côte de Saint-Martin

Madame Lafeuillade : Les jeunes, quand ils ont un volant dans la main, ils sont fous. Mourir à 20 ans, ce n’est pas terrible, ça ? té-té (elle secoue la tête). De notre temps, on n’avait pas de voiture : c’était un luxe à l’époque. Je me souviens encore du vieux Matayron, il allait à pied et vendre ses veaux à la foire d ‘Aignan et ça faisait bien 12 km, rien que d’y aller et autant pour le retour. Quand il revenait, il n’était pas joli, joli. Bien sûr, avec tout l’argent qu’il venait de se gagner. On marchait à l’époque. Il n’y avait pas encore de goudron sur les routes.

Elle fait mine de partir, ouvre la porte, se retournant soudain

Par hasard, vous n’auriez pas une douzaine d’œufs à vendre, demain, ce n’est pas pressé. Ah ! ces chameaux de poules, je ne sais pas ce qu’elles ont en ce moment, elles ne veulent pas pondre.

Christian : Oh ! Madame Lafeuillade, c’est peut-être parce que c’est le printemps, elles ne veulent pas faire comme la nature.

Madame Lafeuillade  : Celui-là il est toujours en train de se moquer. Il n’est pas méchant tout de même (elle rit)

Jeanne : J’ai bien peur de ne pouvoir vous en promettre qu’une demi-douzaine. Ça ira. ?

Madame Lafeuillade  : ça ira

Jeanne : Vous savez, les fraises commencent à pousser. Il y a une multitude de petites fleurs blanches et j’ai même trouvé une ou deux fraises qui étaient à l’avance sur les autres. Mon mari en raffole, les enfants aussi d’ailleurs.

Madame Lafeuillade : Vous avez raison, c’est bien bon. Chez moi, ça pousse aussi mais avec la chaleur qu’il fait en ce moment, je n’ai pas tellement le temps d ‘arroser. On se croirait déjà en plein été. (Elle fait mine de partir, tenant toujours la poignée de la porte)

Et le patron, il n’est pas encore entré du bureau, il n’a pas fini de ranger ses paperasses ? Lui, il est toujours dans des papiers depuis que je le connais. On a été à l’école ensemble, alors vous pensez bien. Toujours des papiers. Mais qu’est-ce que vous avez. ? Mais, mais,…

Christian : Madame Lafeuillade, ce soir il y a un grain dans l’engrenage de son cerveau. Cela ne tourne pas trop rond chez elle.

Jeanne : Tais-toi ! Veux-tu !

Gisèle (levant soudain des yeux de son livre) : Allez, raconte, maman. Christian m’a dit. Mais qu’est-ce qu’il a papa ?

Madame Lafeuillade : Laissez la, si elle ne veut pas raconter (puis inquiète) C’est grave, Mme Mondebat ?

Jeanne (l’air triste) : C’est mon mari, il me donne du souci. C’est dans l’engrenage de son cerveau, il y a un grain de sable. Toute la journée, j’y ai pensé J’ai mijoté. Après le numéro qu’il nous a sorti hier soir.

Mme Lafeuillade : Quel numéro ?

Jeanne : Il a parlé comme je ne l’avais jamais entendu parler, comme personne ne parle, des mots, avec des mots, il parlait d’étoiles et de soleil et je me suis dit, c’est ça mon mari ! Je me doutais bien, avec tous les livres qu’il avale comme des petits pains, il allait en devenir malade. C’est un grand monsieur qu’il serait devenu s’il n’avait pas été un fils de paysan et s’il avait pu avoir une éducation comme le fils du pharmacien. Bien sûr, quelquefois, il me tenait des discours, je n’y comprenais pas grand-chose mais hier soir, il a dépassé la mesure. On aurait dit qu’il était dans les nuages. Et complètement perdu, le pauvre (elle étouffe un sanglot)

Madame Lafeuillade : Mais non, écoutez, ce n’est rien, Mme Mondebat, il est intelligent, voilà tout. Les gens intelligents, ils parlent compliqué.

Jeanne : Non, il y a quelque chose.

(On entend s’ouvrir la porte du couloir. Jeanne semble se redresser) Tenez, le voilà. (Elle cherche furtivement un mouchoir dans sa poche pour essuyer ses yeux)

Madame Lafeuillade : Je vais partir.

Jeanne : Non, non, restez.

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Louis : J’ai rêvé d’un soleil avec des parfums immenses qui monteraient de la mer, un soleil enveloppé de senteurs marines et le soleil est si ému enfin qu’il plonge doucement dans la mer. Voilà ce que c’est, un soleil couchant. La mer est parfumée, le soleil aime les parfums : à la nuit tombante, le soleil va se faire parfumer dans le salon de parfumerie de la mer.

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M.Cassagnac : (un peu gêné) Je viens comme d’habitude chercher le patron pour aller jouer à la belote chez le père Frontenac. C’est jeudi aujourd’hui.

Jeanne : Ah ! J’avais complètement oublié. Mon Dieu, où est-ce que j’avais la tête ? Vous voulez m’excuser. (Elle sort par la porte de la cuisine et en partant dit : Gisèle, donne une goutte d’Armagnac à M. Cassagnac.

M. Cassagnac : Je ne suis pas venu pour l’Armagnac.

Christian : Allez va, on sait que vous l’aimez.

Gisèle va prendre un verre dans une armoire et la bouteille d’armagnac.

M.Cassagnac : Et ! Tiens ! Qui ne l’aime pas, cette eau-de-vie avec 45° de soleil ? Et quand je dis eau-de-vie, je dis eau-de-vie. Ça vous réchauffe la langue et le cœur et ça vous tue tous les microbes à l’intérieur. (il s’arrête un instant) Dites, il y a quelque chose qui me tracasse. Votre mère, c’est peut-être une impression, elle n’avait pas l’air d’aplomb, elle avait l’air toute drôle.

Gisèle : Oh ! C’est rien… Vous prendrez peut-être un peu de café avant l’Armagnac. Vous voulez bien faire un canard. (Avec la bouteille à la main)

M.Cassagnac :Mais vous n’avez même pas fini de souper, je vais bien attendre (Gisèle lui sert l’armagnac et s’assied)

Christian : Oh ! Je n’ai pas faim et je crois que personne n’a faim.

M.Cassagnac : Cela m’étonne de toi. Quand tu venais vendanger chez moi en octobre, tu ne crachais pas sur les cuisses de poulet, le pâté de campagne, le vin, le rouge comme le blanc.

Gisèle : Vous savez, il y a des jours, il est délicat, mon frère (elle regarde sa montre)

Christian : Toi, espèce de haridelle, tu ferais mieux de te taire. Elle, vous savez ce qu’elle fait ? Elle ne mange jamais de mie, le matin, biscottes, pas de sel, pas de poireaux, pas de patates parce qu’elle veut avoir une taille de guêpe. Si c’est avec ça que tu as séduit ton Gérard, eh bien je le plains. Le mieux qu’il aurait à faire ce serait de brûler quelques cierges à la Sainte Vierge pour le futur repos de son âme parce qu’avec toi il ne va pas survivre longtemps. Tu auras vite fait de le tourner en bourrique avec toutes tes jérémiades.

M. Cassagnac : (à Gisèle ) Il est un peu méchant, eh ! le grand frère (à Christian) Ne sois pas méchant. Elle ne te demande pas le nom de toutes celles que tu as fait tourner en bourrique quand tu allais aux bals à Plaisance, à Tasque, à Beaumarchés, à Nogaro.

Gisèle : ça, vous avez raison.

(À Christian) Je ne me mêle pas de tes oignons. Alors de te mêle pas des miens.

Christian (à M. Cassagnac) : Son oignon, c’est Gérard. Il paraît qu’il va nous rendre visite, ce soir, il vient chercher la belle pour l’emmener au cinéma.

Gisèle ( elle regarde sa montre à nouveau) : Il devrait être là. Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans un fossé avec sa voiture !

M. Cassagnac : Dites, si on parlait sérieux, votre mère, elle n’avait pas l’air d’aplomb quand je suis arrivé. Puis d’abord, où est-ce qu’il est votre père parce que s’il arrive pas, Cazabat et Labatut, ils vont jouer sans nous et ils vont vider la cave du père Lacabane.

Gisèle : Tiens, la voilà.


Scène IV


La mère fait irruption

Jeanne : Il ne veut pas m’écouter. Je suis arrivée auprès de lui, doucement je l’ai appelé doucement, il parlait tout seul, il regardait le ciel, il parlait des étoiles, de Jupiter, de Teilhard de Chardin. Puis je me suis arrêtée auprès du cerisier. Je le regardais marcher le long des allées. Il y avait sa grande silhouette dans la nuit. On aurait dit un fantôme. Il marmonnait, mon Dieu.

M. Cassagnac : Qu’est-ce que vous racontez là ?

Jeanne (lentement) je raconte que je deviens vieille (plus fort) et que je ne sais pas quelle misère j’ai fait au Seigneur pour m’envoyer cette calamité.

M. Cassagnac : Quelle calamité ?

Jeanne : Mon mari est fou.

M. Cassagnac : Quoi !


Il se tait. On voit la porte de la cuisine s’ouvrir.



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Acte III


Scène I


Louis entre.

M. Cassagnac : Tu viens jouer à la belote chez le père Lacabane ce soir ? Il y a même Estirac qui sera là, il est revenu du pétrole du Sahara.

Louis :J’ai autre chose à penser qu’au cœur, au trèfle, au carreau, au pique, à belote, rebelote et 160. J’ai autre chose à penser qu’aux sables du Sahara et à tout le pétrole qui dort dessous. Je ne veux pas jouer à la belote ce soir (il crie) que ce soit sur le tapis vert, sur le marbre de la table avec le conseiller général ou le préfet ou le président de la république.

M. Cassagnac : Et avec moi tu ne voudras pas ? Tu me connais. Il y a un moment que tu me connais.

Louis : Ne cherche pas à m’apprivoiser à me prenant par la pitié. Avec moi, la comédie, elle ne prend pas.

M. Cassagnac : Tu peux parler de comédie. Quel numéro tu nous sors ce soir ! J’en tombe des nues.

Louis : La vie est une comédie avec des barriques d’actes et des tonnes de scènes, avec un commencement et une fin, un baptême et un enterrement, une naissance et une mort, une mort et une naissance. C’est comme une roue de bicyclettes qui tourne sans arrêt. La vie tourne, la terre tourne, les voitures tournent, les destins tournent et puis on retourne sur la terre et la terre retourne et les voitures retournent. La vie, c’est comme des fusées de feux d’artifice : Y en a qui montent très haut et qui sont très jolies et d’autres qui ne montent pas très haut et qui sont moins jolies et puis il y en a d’autres qui ne montent presque pas et puis d’autres qui ne montent pas du tout. Mais, mon Dieu, une grande fusée dans le ciel, un grand bouquet d’étoiles de couleurs, comme au 14 juillet, c’est drôlement beau. Et puis après, le grand bouquet, il fane tout d’un coup : on n’en garde que le souvenir ou bien plus souvent, on oublie. C’est ça la vie. Il n’y a que les étoiles dans le ciel qui y sont toujours, la grande Ourse, la petite Ourse, la Voie lactée, les planètes Vénus, Mars, Jupiter et puis, il ne faut jamais désespérer car après la nuit, il y a toujours le soleil à l’aube qui réchauffe et celui-là il ne nous oublie pas… (Léger silence)

Jeanne : Il parle toujours des étoiles, du ciel comme s’il n’était pas sur terre, comme s’il ne vivait pas sur terre, comme s’il était étranger à cette terre.

Louis : Tu l’as dit, je suis un étranger.

Gisèle : Il est dans les étoiles, en somme.

Christian : C’est peut-être une insolation. Il a attrapé un coup de soleil.

M. Cassagnac : Où est-ce que tu es allé ? Tu es allé rôder dans le jardin comme une brebis galeuse ?

Louis : Les étoiles, c’est comme des vers luisants qui sont perdus dans une grande prairie et qui ne savent pas ce qu’ils font dans cette grande prairie…

La lune était ronde comme une tarte blonde : j’avais envie de la croquer, j’ai levé mes mains vers elle mais elle s’est alors cachée derrière le rideau d’un petit nuage qui ondulait comme une vague. Oh ! Que j’aurais voulu attraper la lune ! Il y avait des ombres sur la Lune, il doit y avoir des mers sur la lune et des montagnes sur la lune. La lune était ronde et douce comme un soleil fatigué d’avoir trop matraqué toute la journée les pauvres gens qui ne lui ont rien fait. La lune était triste comme mon âme est triste de vous entendre parler comme des commerçants devant leur marchandise étalée sur leurs tréteaux, comme des bédouins sur leurs dromadaires dans une caravane, comme des maréchaux de l’empire devant des pauvres soldats fatigués de faire la guerre. La lune est triste quand j’ai le cœur qui saigne comme une mandarine ouverte.

(On l’écoute respectueusement)

J’ai marché le long des allées, au milieu des plates-bandes de légumes, au bord des giroflées, des roses à peine écloses. Ce soir l’air est enivrant. Toutes les fleurs respirent et vous envoient leur haleine sur le visage L’air est tiède. Le prunier rouge a ses fleurs blanches de printemps. L’air est plein d’ombres, le chien de Mme Lassus a hurlé comme un dément comme si quelque fantôme l’avait tiré par la queue. Les grenouilles donnent leur concert nocturne en «coa » majeur. Quelques fenêtres sont éclairées : il y a des petits rectangles jaunes dans le noir. Chez Mme Rodrigues, j’ai entendu grincer des dents, elle criait après son petit Gérard qui avait encore dû faire des siennes. C’est la vie, on fait la sienne. Chacun a sa vie. Chacun a une fleur à sa boutonnière. Il y a des fleurs qui fanent et d’autres qui ont des pétales et une corolle à faire pâlir d’envie la Sainte Vierge. Et c’est drôlement beau des lys blancs, blancs, si blancs. J’aurais aimé être un lys blanc.

Gisèle : On ne peut pas le laisser parler comme ça, c’est ridicule.

Louis : J’y pense tout à coup. . Ce doit être terrible pour une fourmi d’escalader des mottes de terre quand la terre vient d’être pelleversée. Elles doivent être des montagnes pour elle et quand elle escalade, ce doit être pour elle comme une expédition à travers les montagnes de l’Himalaya. J’aime bien les fourmis, elles sont courageuses, et les grillons qu’on chatouillait avec Claude avec une brindille de paille pour les faire sortir de leur trou et les coccinelles avec leurs petits boucliers rouges avec des quantités de petits pois noirs peints dessus ; j’aime bien les coccinelles, ces demoiselles du bon Dieu comme les appelait Mademoiselle Castan, l’institutrice, quand elle les voyait en équilibre sur une feuille de laurier. Que c’est beau, les coccinelles et les grillons et les fourmis, les scarabées, des tritons, les salamandres, les papillons dorés, poudrés, maquillés dans leur robe de gala. Ce soir, ils dorment. Il n’y a que la lune et les étoiles et les comètes avec leurs queues de cheval comme des jeunes filles et les grenouilles qui coassent et Mme Rodrigues qui n’en finit pas de se lamenter dans la nuit, sa voix qui éclate comme une cymbale

(silence)

M. Cassagnac : Parole d’homme, je ne l’ai jamais entendu parler comme ça. Vous avez raison, il y a un grain de sable dans le cerveau. Vous pourriez peut-être appeler M. Padiran, le docteur. Vous ne voulez pas que j’y aille ?

Jeanne : Je ne sais pas, je ne sais pas. Je suis complètement perdue. Ce n’est pas la peine de vous déranger. S’il faut, quelqu’un de la maison ira. Vous pouvez aller jouer à la belote, ce n’est pas lui qui ira ce soir.

M. Cassagnac quitte la pièce doucement et en silence

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Louis : Le soleil est un malin. Avec la mer, je les soupçonnais depuis longtemps, depuis longtemps, depuis que j’étais un bambin qui courait sur le sable doré de la plage d’Hossegor. Maintenant, j’en suis sûr. À force de le voir rôder dans le ciel tous les jours au-dessus de la mer, je me disais qu’il y avait quelque chose d’étrange là-dessous. La mer, elle, attend, soumise quand elle le voit apparaître dans le ciel. Elle est heureuse mais elle ne veut pas le montrer. Elle reste douce. Puis le soir, - ils attendent toujours le soir -, le soleil, il va rejoindre la mer doucement, il se penche puis il commence à l’embrasser. Ce grand nigaud il y a des jours où je me demande pourquoi il n’éteint pas sa lumière, au moins pour que ce soit plus intime. Mais, non, il commence à l’embrasser. C’est drôle, dès qu’il commence à l’embrasser, cela doit lui faire quelque chose parce qu’il change de couleur. Au lieu d’être jaune, au lieu de vous aveugler comme pour vous obliger à ne pas l’apercevoir, il devient orange, plus doux. Tellement qu’il est préoccupé, il oublie de vous aveugler pour se cacher. Le soleil est gentil et également : il offre tous les soirs une jolie robe à la mer quand il vient la retrouver. Les jours où le soleil se cache, on ne sait pas où il est, eh ! bien la mer, elle est en colère. Elle gifle, elle griffe. Moi, au fond, je la comprends. Une mer ne peut pas vivre sans son soleil.